Des illustrations colorées symboliques de la science telles que des planètes avec un anneau, des béchers, des atomes et des loupes sont disposées pour former la forme de l’Amérique centrale et du Sud sur un fond violet.
Crédit: J. Henry Pereira/AGU

Cet article est également disponible en anglais, espagnol et en portugais.

Dans un monde où l’on n’en a pas forcément les moyens, faire ses études dans une université reconnue est un privilège. Quant à se lancer dans une « belle carrière » scientifique, la tâche n’est pas simple et le parcours est semé d’embûches économiques, structurelles et linguistiques.

Lina Pérez-Ángel en sait quelque chose, elle est passée par là. Sa mère a été la première femme de la famille à quitter leur village colombien de Caparrapí pour gagner la capitale. Certes, avec ses frères et sœurs, elle a grandi à Bogotá, mais elle se souvient des séjours dans le bourg natal maternel durant toute son enfance – d’ailleurs, elle s’y sent chez elle. Ce sont ces racines qui l’ont poussée à mener des recherches sur le paléoclimat de la Cordillère orientale de Colombie.

« Je n’ai pas grandi dans ce monde de science et de curiosité », déclare-t-elle. En effet, au début, elle avait envie de devenir cheffe, mais elle s’est lancée dans des études d’ingénierie parce que c’est ce que voulait sa mère. (Ce n’est que plus tard qu’elle s’est découvert une vraie passion pour les sciences de la Terre.)

Lorsqu’elle a commencé ses études à l’Université des Andes à Bogotá, Lina Pérez-Ángel a remarqué une certaine tendance dans les lectures demandées en classe : quel que soit le sujet étudié, les noms provenant d’Europe et d’Amérique du Nord étaient prédominants. Au sein du personnel enseignant, beaucoup n’étaient pas colombiens. Et même parmi les professeurs originaires du pays, la plupart reconnaissaient qu’ils avaient fait leurs études supérieures à l’étranger.

« C’était vraiment ancré dans mon inconscient… Si je voulais être une professeure ou une chercheuse [reconnue], il fallait que je m’en aille. »

« Partez d’ici, allez étudier les sciences ailleurs. » Lina Pérez-Ángel s’en souvient, c’est le conseil le plus fréquent que les professeurs prodiguaient en classe. Il s’inspirait de deux notions : d’une part, les pays du Nord bénéficiaient de plus de budget et d’une infrastructure mieux adaptée à l’étude des sciences ; d’autre part, selon l’opinion générale, le monde hors de la Colombie apporterait aux étudiants de nouvelles perspectives pour leur recherche.

À l’époque, elle n’y voyait rien d’illogique, mais à force de se l’entendre dire encore et encore, elle commençait à se sentir sous la contrainte. « J’en suis venue à penser que [rester en Colombie] équivalait à un échec, se souvient-elle. Aujourd’hui, je ravale mes paroles, mais c’était vraiment ancré dans mon inconscient… Si je voulais être une professeure ou une chercheuse [reconnue], il fallait que je m’en aille. »

Des projets universitaires et une étroite collaboration avec ses professeurs au début de ses études ont permis à Lina Pérez-Ángel de rejoindre le Smithsonian Tropical Research Institute (Institut de recherche tropicale du Smithsonian) à Panama. Les relations qu’elle y a développées lui ont ouvert plus de portes. À terme, elle a obtenu son doctorat au Département des sciences de la Terre à la University of Boulder Colorado, aux États-Unis. Aujourd’hui, elle est associée de recherche postdoctorale à Brown University.

Ce genre de parcours professionnel n’est pas inhabituel dans les universités latino-américaines. Une visibilité à l’échelle mondiale joue un rôle essentiel dans le lancement d’une carrière scientifique, non seulement en matière de reconnaissance, mais aussi dans l’obtention de financement, de bourses et de ressources pour poursuivre une activité scientifique. Ainsi, c’est la recherche de cette visibilité qui crée une pression pour partir étudier à l’étranger.

Cependant, cette constatation d’une soi-disant science « globale » laisse entendre qu’il faut satisfaire aux standards, aux idées et aux personnes qui mènent des activités de recherche dans les institutions scientifiques hégémoniques : celles du Nord.

Internationalisation : une voie à sens unique

En 2019, la chercheuse argentine Magdalena Martinez, doctorante dans le domaine de l’éducation supérieure à l’Université de Toronto, a commencé à explorer dans quelle mesure l’engagement international éclaire les recherches des scientifiques brésiliens souvent cités. Autrement dit, elle a analysé en quoi leurs connexions, les échanges universitaires, les études supérieures et les collaborations internationales ont pu mettre en valeur leurs activités de recherche.

Pour identifier ces chercheurs brésiliens les plus cités, Magdalena Martinez et son équipe ont consulté la liste annuelle des chercheurs et scientifiques les plus cités au monde. Cette liste, publiée chaque année par Clarivate depuis 2015, est une compilation de bases de données et d’indicateurs associés à Web of Science qui vise à recenser les chercheurs et les scientifiques ayant démontré une influence significative dans leur domaine.

Des 4058 chercheurs les plus cités dans le monde en 2018, 65 % venaient des États-Unis, 13 % du Royaume-Uni et 13 % de Chine. Certains auteurs l’ont souligné, « rien de surprenant » à ce que les scientifiques affiliés à des universités brésiliennes n’occupent qu’une position marginale par rapport à leurs pairs occidentaux et chinois – soit neuf des 4058, moins d’un pour cent.

Magdalena Martinez et son équipe ont analysé plus de 1500 articles pour en connaître les années de publication, les citations, les types d’auteurs et de collaborations, ainsi que les pays d’origine. Les CV des auteurs faisaient également partie des éléments étudiés.

En fin de compte, l’équipe a trouvé que, des neuf auteurs brésiliens les plus cités, presque tous étaient associés à des réseaux de recherche mondiaux. Huit d’entre eux avaient bénéficié d’une expérience internationale sur une durée d’une à dix années, principalement aux États-Unis et en Europe. Pour Magdalena Martinez, leur parcours et leurs relations professionnelles (établies au début de leurs carrières scientifiques en général) ont été d’une importance capitale dans leur réussite.

D’autres études se sont penchées sur les citations de chercheurs latino-américains dans des revues reconnues qui ne publient pas en collaboration avec des pairs venus de pays développés. La tendance générale reflète un phénomène de sous-citation dès lors que les auteurs ne bénéficient pas d’une visibilité à l’échelle mondiale. Les auteurs de l’étude l’admettent volontiers, la collaboration joue en faveur d’une plus grande visibilité. Il n’en reste pas moins que, écrivent-ils, une préoccupation demeure : que la sous-citation puisse résulter d’un parti-pris psychosocial ou de réelles différences dans la pertinence scientifique de ces articles.

Collaboration et visibilité

Pour le physicien spécialiste de l’atmosphère Paulo Artaxo, l’un des auteurs brésiliens les plus cités en 2018, le degré de visibilité à l’échelle mondiale dépend souvent du domaine d’étude. Il prend l’exemple des sciences environnementales, qui combinent différents sujets de recherche et bénéficient de partenariats multiples. « Sans collaboration, explique-t-il, ce n’est pas la peine… vous ne pouvez pas faire grand-chose. »

Ce chercheur s’est aventuré dans les sciences internationales il y a 40 ans lorsqu’il s’est mis à étudier les effets des feux de biomasse en Amazonie avec le chimiste spécialiste de l’atmosphère Paul Jozef Crutzen, aujourd’hui décédé. Quand celui-ci l’a invité à l’Institut Max Planck, Paulo Artaxo a pu rencontrer des scientifiques renommés venus du monde entier.

« J’ai eu de la chance d’être dans le bon domaine au bon moment, explique-t-il, et ça se voit dans le nombre de citations de mes articles. » Aujourd’hui, il travaille à l’Université de Sao Paulo.

Tout en insistant sur le fait que les citations ne constituent en aucun cas le facteur qui détermine la qualité de la recherche, Paulo Artaxo remarque qu’une visibilité à échelle mondiale est la récompense principale pour les auteurs qui publient dans les plus grandes revues. En 2022, on ne trouve aucun titre latino-américain sur les listes de publications mondiales aux facteurs d’impact les plus importants. Celles-ci sont plus à la merci de la conjoncture économique, voire d’une cessation de leurs activités. Pour Paulo Artaxo, passer des années à effectuer des recherches pour ne publier que dans une revue qui va « vite mourir » par manque de lectorat, « c’est une perte de temps, d’argent et de tout. »

La lutte de l’Amérique latine pour une meilleure visibilité

La science occidentale s’est établie comme l’autorité épistémique mondiale. C’est elle qui détermine quelle science est « la meilleure » par le prisme de son propre modèle d’évaluation et c’est elle qui décide des bons chercheurs à évaluer. Ainsi, selon Hebe Vessuri, anthropologue des sociétés argentine au Centre de recherche géographique environnementale (CIGA) de l’Université autonome du Mexique, « les journaux du Nord sont les gardiens de […] la qualité de la recherche. »

Les institutions latino-américaines ont largement adopté les mêmes paramètres d’évaluation que les pays du Nord, à savoir, basé sur les citations : si un chercheur veut une bonne note, il doit publier dans des revues avec un fort facteur d’impact – comme le dictent les standards traditionnels du Nord. Mais se faire publier dans ces revues implique que le champ de recherche se situe dans les limites de ce qui intéresse les pays du Nord. Et dans la plupart, les sciences locales n’en font pas partie.

Les signataires de la Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche ont insisté sur le besoin d’évaluer celle-ci en fonction de ses propres mérites plutôt qu’en ne considérant que la revue qui a publié leurs travaux.

Le modèle d’évaluation dominant, qui se base sur le nombre de citations, est décrié depuis des années. En 2012, au cours de la conférence annuelle de la American Society for Cell Biology, des éditeurs de revues universitaires du monde entier ont rédigé une série de recommandations visant à améliorer les pratiques d’évaluation au sein des agences de financement, des institutions et autres organismes. Ce document est devenu la Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche. Il souligne le besoin d’éliminer le recours aux facteurs d’impact comme base de financement et de développement professionnel. Ses signataires ont insisté sur la nécessité d’évaluer la recherche en fonction de ses propres mérites plutôt que selon la revue scientifique où l’article a été publié.

Tout de même, trouver la manière efficace de résoudre le problème est bien plus complexe qu’une déclaration pleine de bonnes intentions.

Concentrer autant de pouvoir dans les publications des pays du Nord a généré une perte d’intérêt chez des chercheurs, qui renoncent à publier dans des revues nationales ou régionales latino-américaines. (Il arrive que des pays perdent même les chercheurs lorsque certaines régions doivent faire face à une fuite des cerveaux vers le Nord.) Sans compter que la situation professionnelle de ces revues, où est publié le plus gros de la recherche scientifique régionale, empire au fil des crises économiques et politiques. En effet, l’Amérique latine pâtit des taux d’investissement les plus bas dans la recherche et le développement, et ceux-ci ne sont même pas répartis de manière égale : l’Argentine, le Brésil et le Mexique concentrent 85 % des investissements scientifiques de tout le continent latino-américain.

Pour Hebe Vessuri, le lien est facile à établir entre l’importance d’une formation internationale pour les jeunes chercheurs et le départ de scientifiques dont on a besoin pour mener des travaux de recherche dans le pays. En général, ceux qui s’en vont ne reviennent pas, et ceux qui restent accordent souvent la priorité à travailler sur ce qui est utile aux pays du Nord. « Nous sommes face à une crise intellectuelle des États-nations […] ils ne sont plus que des appendices du système international. »

Le manque de ressources économiques dédiées à la recherche, auquel vient s’ajouter le besoin de publier dans des revues internationales, pousse les scientifiques de l’hémisphère Sud dans un cercle vicieux de production pour obtenir les ressources nécessaires au maintien de leurs postes, les incitations financières et d’autres ouvertures professionnelles au sein du système.

Pour Claudio Amescua, responsable de la section éditoriale à l’Institut des sciences atmosphériques et du changement climatique (Université autonome du Mexique), le problème existe depuis des décennies et « demeure pratiquement inchangé. »

Le problème, selon lui, provient non seulement d’un modèle d’évaluation dominant mis en place par les pays du Nord, mais également des premières étapes dans l’éducation des chercheurs ; « l’idée de ce que devrait être un scientifique, l’importance du prestige et du lieu où se situe la revue où l’on publie », explique-t-il. C’est à ce moment de sa vie que Lina Pérez-Ángel s’est sentie obligée de quitter la Colombie.

Si l’on suit cette idée, les chercheurs peuvent s’éloigner de l’Amérique latine parce qu’ils sont dans « un autre monde », dit Claudio Amescua. Il l’admet cependant, tant que la politique scientifique de la région n’encourage pas une recherche et une publication nationales, peu de choses vont changer, voire rien du tout. « Cela ne veut pas dire pour autant que chaque monde devrait fonctionner indépendamment de l’autre, mais plutôt qu’ils devraient marcher ensemble. »

Le modèle latino-américain

Contrairement aux revues du Nord, privées et à fort impact, la plupart des publications latino-américaines sont produites par des universités publiques depuis toujours. Leur financement ne dépend pas des auteurs ou des abonnements, mais des ressources que les gouvernements fédéraux apportent aux établissements d’enseignement. Le « modèle latino-américain », comme le décrit Claudio Amescua, permettait un libre accès avant même que le concept soit défini il y a maintenant une vingtaine d’années.

Au début, les revues latino-américaines servaient à propager dans les écoles la recherche produite par les scientifiques. L’adoption de paramètres d’évaluation les a conduits à formaliser leurs structures et à se livrer à une concurrence internationale.

Agacée de voir que les publications latino-américaines restaient considérées comme de la « littérature grise » par rapport aux revues des pays du Nord, la physicienne Ana María Cetto a supervisé l’entrée de la revue de sciences physiques Revista Mexicana de Física dans la base de données bibliographique Science Citation Index Expanded.

Même après cette « étape importante », elle a voulu renforcer la visibilité et stimuler les échanges de savoirs d’un pays latino-américain à l’autre et à l’international. Elle a donc commencé à discuter du problème avec le Conseil international pour la science et avec l’UNESCO, pour qui elle travaillait à l’époque. Elle se souvient de ce qu’on lui a répondu : « Arrêtez de vous plaindre et agissez. » Alors c’est ce qu’elle a fait.

« Les revues latino-américaines sont un vecteur de communication pour une communauté de chercheurs plus jeunes. C’est là qu’ils peuvent accéder au savoir sans devoir payer ni devenir membres d’une institution. »

Avec un groupe de chercheurs et d’éditeurs latino-américain, elle a lancé LATINDEX, un système régional d’information en ligne pour les revues scientifiques d’Amérique latine, des Caraïbes, d’Espagne et du Portugal. Cette base de données se penche sur la question de la sous-représentation de l’Amérique latine dans les index et les bases bibliographiques du Nord.

Aujourd’hui, ce sont des chercheurs issus de 23 pays de langue espagnole et portugaise qui centralisent et diffusent des informations dans LATINDEX et dans d’autres bases de données régionales pour la littérature scientifique, comme Redalyc et SciELO.

Selon Ana María Cetto, de telles initiatives sont cruciales pour renforcer les sciences régionales et les progrès de l’éducation scientifique. « Les revues [nationales] sont un vecteur de communication pour une communauté de chercheurs plus jeunes. C’est là qu’ils peuvent accéder au savoir sans devoir payer ni devenir membres d’une institution. C’est là qu’ils peuvent apprendre les ficelles de la publication, se former pour être arbitre scientifique et établir des contacts avec d’autres membres de la communauté. »

S’il ne fait aucun doute que ces projets ont contribué à une meilleure visibilité de la littérature régionale, le manque relatif de ressources affecte certaines publications, même lorsqu’elles sont déjà bien positionnées. Par exemple, la revue mexicaine Revista Internacional de Contaminación Ambiental, où Claudio Amescua a été rédacteur en chef pendant 15 ans, a dû négocier des accords de collaboration avec d’autres universités mexicaines pour traiter ce manque de ressources. « Nous travaillons avec des équipes d’à peine quelques personnes […] les plus chanceuses n’ont pas plus de quatre pleins-temps. »

Ces dernières années, les universités publiques dans toute l’Amérique latine ont investi dans des forfaits d’abonnements afin que leurs chercheurs puissent accéder à des revues à fort impact des pays du Nord et de pouvoir y publier. Claudio Amescua pense qu’il faudrait également investir dans des revues régionales.

« Nous n’avons plus de financement », explique Karenia Córdova, qui à co-géré Terra à l’Université centrale du Venezuela. Si cette revue de géographie a pu bénéficier d’une importante visibilité au sein de la communauté scientifique vénézuélienne et internationale, elle a cependant dû publier son dernier numéro en 2021, faute de ressources.

Pour Karenia Córdova, les problèmes de Terra étaient semblables à ceux d’autres publications régionales. Dans un premier temps, elles n’ont plus été en mesure de payer pour être recensées dans le système du DOI (digital object identifier), grâce auquel elles figuraient dans des bases de données universitaires. Elles devaient se passer d’éditeur Web ou d’autres membres du personnel indispensables à une publication régulière. (Quand la revue a mis la clé sous la porte, Karenia Córdova en était la seule employée à plein-temps.) Elle explique que ces difficultés infrastructurelles ont généré une diminution de l’impact des revues, ce qui perpétue un système inéquitable en décourageant l’intérêt de s’y faire publier.

Terra a connu l’essor des revues vénézuéliennes à la fin des années 1990, quand le pays vivait un renouveau des investissements scientifiques et artistiques. Cependant, avec l’aggravation du conflit politique et économique, ces efforts ont petit à petit perdu de leur puissance et les fonds se sont épuisés. Cette crise s’inscrivait dans des coupes budgétaires plus larges dans les universités du pays. Ces huit dernières années, le nombre de revues recensées au Venezuela est passé de 41 à 31 dans la base de citations Scopus.

Karenia Córdova précise que le déclin de l’investissement dans des revues régionales signifie également une réduction de la production nationale scientifique. Les chercheurs vénézuéliens publient de moins en moins d’articles chaque année depuis 2009. Et en 2022, le pays est passé de la 50e à la 70e place dans le classement de Scopus.

Selon elle, l’internationalisation est nécessaire pour maintenir l’intérêt des chercheurs. Mais pour que la production nationale et régionale grandisse en parallèle, il est essentiel de renforcer l’accréditation de ces revues.

Les quartiles bas – les indicateurs qui servent à évaluer l’importance relative d’une revue par rapport à la totalité de publications dans un domaine donné – ont également des répercussions sur les collaborations régionales. « Chaque article édité dans une revue Q4 va contre ma certification en tant que conseiller pédagogique des programmes de doctorat et ne joue pas en ma faveur dans la course aux subventions », explique José Arumí, chercheur au Centre pour les ressources en eau dans l’agriculture et l’exploitation minière, à l’Université de Concepción, au Chili. « C’est pourquoi j’ai arrêté d’envoyer des articles à Tecnología y Ciencias del Agua, une revue mexicaine qui publie en espagnol, à laquelle j’ai pourtant longtemps contribué et que j’apprécie tout particulièrement. »

La langue de la science

Déjà avant que Terra cesse de paraître, la revue avait dû arrêter de faire traduire ses textes de l’espagnol à l’anglais. C’est Karenia Córdova elle-même qui s’est mise à traduire au moins les titres et les résumés des articles pour étendre sa portée. « Un titre en espagnol bénéficie d’un tiers de la visibilité qu’à une publication en anglais dans n’importe quelle revue. »

L’anglais est la lingua franca de la science.

L’anglais est la lingua franca de la science. Bien sûr, avoir une langue commune pour partager les savoirs et créer des réseaux présente un avantage pour le progrès et la communication scientifiques. Il n’en reste pas moins que la prévalence de l’anglais dans un environnement où les pays du Nord sont dominants ne fait que perpétuer une hégémonie culturelle.

Les chercheurs latino-américains ont attiré l’attention sur le fait que cette hégémonie a fait apparaître une idée dangereuse au sein de communautés scientifiques dans les pays du Nord comme ailleurs : ce qui est écrit en anglais est de meilleure qualité que ce qui l’est en espagnol ou en portugais. Pedro Urquijo, chercheur en géographie historique latino-américaine au CIGA, l’explique : « Publier en anglais, ce n’est pas un problème ». En revanche, appartenir à un système qui force les chercheurs à produire pour des revues en anglais juste pour gagner des points et obtenir une meilleure évaluation quel que soit le lectorat : « C’est ça, le problème. »

Des 1,5 milliard de gens dans le monde qui s’expriment en anglais, à peine plus d’un tiers le parle comme langue maternelle. En Amérique latine, ce n’est un secret pour personne, apprendre l’anglais est un privilège et de nombreuses universités publiques renommées encouragent son enseignement. Toutefois, selon les chercheurs, il est possible que le niveau de maîtrise linguistique acquis ne suffise pas à affronter le monde anglophone, surtout dans le cadre d’une carrière scientifique.

« Quand je suis arrivée aux États-Unis, se souvient Lina Pérez-Ángel, je pensais savoir parler anglais, mais ce n’était pas le cas. » La langue a même représenté l’une de ses plus grosses difficultés tout au long de son doctorat. Cette expérience lui a ouvert les yeux sur les limites qu’impose une priorité accordée à l’anglais. Le jour où, au cours d’une conférence, des intervenants ont évoqué le manque de données sur une question liée au paléoclimat colombien, elle a perdu patience. « Si, [l’information] existe bien, mais elle a été publiée en espagnol et pas dans une revue du Nord. », a-t-elle pensé sur le moment.

La science de demain

Les connaissances scientifiques ne sont évidemment pas universellement accessibles, ajoute-t-elle. D’après l’Organisation des États ibéro-américains pour l’éducation, la science et la culture, seulement 1 % du nombre total d’articles publiés dans des revues scientifiques en 2020 était écrit en espagnol ou en portugais, contre 95 % en anglais.

C’est ce que tentent de changer Lina Pérez-Ángel et d’autres spécialistes des sciences de la Terre colombiens.

Un jour de 2014, elle revenait d’un stage sur le terrain et discutait dans le bus avec Carolina Ortíz, géologue à l’université de Floride. Ensemble, elles ont décidé de faire connaître à leurs amis, leurs collègues et leurs familles ce qu’elles venaient d’apprendre. Petit à petit, le compte Instagram créé pour publier leurs photos s’est transformé en un projet de communication scientifique visant à diffuser la recherche géoscientifique en espagnol auprès du grand public comme de leurs pairs.

Après leurs expériences à l’étranger, Lina Pérez-Ángel, Carolina Ortíz et Daniela Muñoz-Granados (aujourd’hui géologue au Service géologique colombien) se sont rendu compte que le projet pourrait constituer un meilleur outil de sensibilisation si elles tiraient profit de leur bilinguisme. C’est ainsi que le site GeoLchat (un nom choisi pour être clair en anglais comme en espagnol) a vu le jour en ligne et sur les réseaux sociaux. La plateforme permet aux chercheurs de former une communauté de partage et d’apprentissage en s’affranchissant de la barrière linguistique. « Il faut construire des ponts là où il n’y en a pas », affirme Lina Pérez-Ángel.

En créant et en traduisant un contenu interactif, en favorisant la discussion, GeoLchat a vu naître une collectivité multiple dont le point commun est l’intérêt pour les sciences de la Terre. L’un des espaces les plus populaires est la chaîne YouTube La Pola Geológica (La bière géologique), qui rassemble des chercheurs du Chili, de Colombie, de Cuba, du Mexique, de Porto Rico et du Venezuela. Chacun fait part de son travail et engage la conversation avec un public qui parle l’espagnol et l’anglais. Si ce genre d’initiative renforce la communauté latino-américaine, elle apporte également à leurs pairs de l’hémisphère Nord un forum qui leur permet de découvrir la science produite en espagnol.

« Ce serait franchement injuste qu’une langue parlée par près de 500 millions de personnes [c’est le cas de l’espagnol] n’ait pas son propre espace dans le monde de la publication. »

« C’est un moyen de montrer que quantité de choses se passent dont ils [les chercheurs et les institutions du Nord] n’ont pas conscience parce que la langue les met dans une position inconfortable, déclare Lina Pérez-Ángel. Il existe une science de qualité identique dans quantité d’autres endroits, mais ils ne la voient pas parce qu’ils sont du côté du privilège, pas du côté de ceux qui ont dû apprendre une autre langue pour pouvoir communiquer. »

GeoLchat n’est qu’une partie d’une plus vaste communauté pour qui il est crucial de garder une recherche écrite en espagnol. LATINDEX, par exemple, considère le multilinguisme comme « une question de principe ». Ses bases de données acceptent des revues de toute l’Amérique latine, mais l’un des critères de qualité qui fait obtenir les meilleurs scores est l’inclusion d’un résumé en espagnol ou en portugais et d’une autre langue. Comme l’explique Ana María Cetto, « certaines revues latino-américaines ont décidé de ne même plus ajouter [leur résumé] dans leur langue maternelle. Nous voulons les inciter à adopter de bonnes pratiques qui sont favorables à la région […] Ce serait franchement injuste qu’une langue parlée par près de 500 millions de personnes [c’est le cas de l’espagnol] n’ait pas son propre espace dans le monde de la publication. »

Selon Claudio Amescua, maintenir l’espagnol et le portugais en tant que langues scientifiques vivantes est également l’un des objectifs de nombreuses publications universitaires dans toute la région. Mais, affirme-t-il, il faut renforcer le modèle de publication et de communication latino-américain, « le faire grandir grâce à ses propres caractéristiques, qu’il soit en harmonie avec son histoire, avec son développement social et avec le besoin de se positionner en pair valide vis-à-vis du Nord, pas comme si on demandait un service. »

Une visibilité à l’échelle mondiale se manifeste de différentes manières. Par exemple, lorsque Lina Pérez-Ángel regarde en arrière, elle se rend compte que ses années en dehors de la Colombie l’ont aidé à avoir plus confiance : elle veut croire qu’elle utilisera tout ce qu’elle a appris pour continuer à étudier l’endroit où elle a grandi. Selon elle, la recherche sur la Colombie effectuée avec ses collègues dans le Colorado lui a ouvert des horizons, lui a transmis de nouveaux savoirs et de nouvelles perspectives. Mais elle a également pu se rendre compte que ses connaissances profondes du climat, de la géographie et du peuple colombiens sont irremplaçables.

Pour elle comme pour de nombreux autres scientifiques latino-américains, il ne reste qu’une seule voie à suivre : faire intervenir toutes les parties de manière équitable, inclusive et variée. « C’est ça, la science de demain. »

—Humberto Basilio (@HumbertoBasilio), Journaliste scientifique

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